Comme un radeau de la Méduse sur la mer de Chine.

Le radeau de la Méduse – Théodore Géricault
Vous devez tous connaître ce tableau que vous avez dû remarquer au Louvre ou sur les bancs d’école. Mais saviez-vous qu’à l’origine, ce tableau s’intitulait scène d’un naufrage, le naufrage de la régate Méduse? A coup sûr, on ne reste pas de marbre devant l’horreur de la scène.

Théodore Géricault l’a peint en 1818. Moi je l’ai vécu en 1977, tout comme des centaines de milliers de vietnamiens.
En effet, ma famille avait décidé s’évader du Vietnam et nous avons fui dans le plus grand secret. Personne n’avait été mis dans la confidence; ni nos voisins, ni nos amis, ni notre famille, pas même mes frères et sœurs.
Le plan est d’une simplicité effrayante et enfantine : on prend le train pour rejoindre un bateau de pêche. On dérive sur la mer de Chine. Un navire nous repère, nous prend à son bord. Il nous emmène dans son pays, on fait les démarches pour rejoindre nos grands-parents aux États-Unis. Et le tour est joué !
Mais la réalité est plus capricieuse, elle rend les événements plus complexes. Et bien sûr, rien ne s’est déroulé comme prévu…
Certes, toute ma famille était arrivée sur le bateau mais mes parents n’avaient aucune idée de l’endroit où chacun des enfants était. D’ailleurs personne ne savait où se trouvait les autres. La nuit était noire, la tempête faisait rage, un silence absolu régnait. Il leur était donc impossible de nous rechercher.
Ce n’était pas leur unique inquiétude. Ma soeur et moi étions très jeunes, respectivement 5 et 4 ans. J’avais une petite santé avec des problèmes cardiaques. Ils craignaient que je ne survive pas à cette épreuve.
Mais je tiens bon. Je me suis juste perdu dans une des cales à poisson. Il fait noir, je ne vois rien mais je sens la présence d’autres personnes autour de moi malgré le silence. De grandes secousses d’une mer déchaînée font tanguer très fort le bateau.

Je suis trempé et je commence à grelotter de froid. Je me revois encore dans cette cale, recroquevillé sur moi-même, à lutter contre le mal de mer. J’essaye de me retenir mais je ne supporte plus cette odeur. Je finis par rendre mon dernier repas; le phở que j’avais mangé au restaurant avant de monter à bord. J’ai toujours envie de vomir mais maintenant cela a un goût amer. C’est n’est plus que de la bile. C’est peut-être de ce moment que vient mon aversion pour les voyages en mer.
À un moment, quelqu’un ouvre la trappe. On m’extirpe de ma cachette et on m’installe sur le pont. Il fait jour! Je retrouve ma petite sœur. Mon père et ma mère sont aussi là. Je suis content, je devrais exploser de joie mais je ne dis rien, je n’ai même plus la force de parler.
Plus grand, j’apprendrai que mon père, Commandant de la marine marchande, avait négocié avec le propriétaire du bateau. Il dirigerait les opérations en contrepartie d’un prix raisonnable. Et à ce titre, il avait exigé qu’on nous remonte tous sur le pont pour que nous ne fassions pas le trajet en cale comme les autres candidats à l’exil. De plus, comme nous étions plus jeunes, ma soeur et moi étions abrités.
Je ne me souviens pas d’avoir faim mais j’avais très soif. On nous a donné un peu d’eau avec du citron, certainement pour les vitamines. Qu’elle était bonne cette citronnade !
On ne faisait rien. On attendait. Les jours s’écoulaient ainsi. Parfois, en pleine nuit, je les voyais allumer un feu, s’agiter. Tout le monde criait. Au loin, on apercevait un bateau continuer tranquillement sa route, et alors le silence revenait, encore plus lourd. Ces mêmes personnes euphoriques 5 minutes plus tôt, retombaient dans un état d’abattement. Cela ne vous rappelle pas ce détail du Radeau de la Méduse où un bateau continue son chemin au loin? 
Au bout de 4 jours sans rien manger et avec à peine de quoi boire, un cargo japonais s’est présenté à l’horizon. Les gens étaient épuisés. Mon père a dirigé le bateau vers le navire afin de lui barrer la route. Pendant qu’il essayait de nouer le contact, le propriétaire du bateau dans un geste désespéré, a commencé à faire un trou dans la cale. Le bateau prenait peu à peu l’eau ! C’était maintenant une question de vie ou de mort. Les passagers sont devenus fous; certains, par instinct de survie, ont même plongé pour rejoindre le cargo. Mon père essayait tant bien que mal de calmer tout ce monde et le commandant japonais, surpris par son anglais a fini par accepter la discussion.
Au début, par respect pour le grade de commandant de mon père, il ne voulait recueillir que ma famille. Mais il n’était pas question d’abandonner les autres qui n’avaient aucune chance de survivre à la nouvelle tempête, imminente. Par dépit, il a fini par accepter, à condition que mon père s’assure de la discipline à bord. Merci Bouddha, on est sauvé !
Les marins japonais ont commencé à jeter des cordes afin de nous remonter un par un. Mon tour est arrivé. Un matelot m’a pris dans ses bras afin de m’amener sur le cargo. De ce moment, je garde toujours en moi le souvenir d’une odeur. Cet homme sentait le propre. Qu’il sent bon le savon cet homme !
A bord, ma famille était considérée avec respect. À table, on nous servait des oeufs au plat en plus, ce qui me permettait de reprendre un peu de force. Le cargo transportait des pick up. Chacun s’installait dans ces voitures comme s’il s’agissait de sa propre maison.
Ma mère était un peu plus détendue. Nous avons passé la 1ère étape. Elle songeait déjà à la suivante : reconstruire notre vie. Et pour cela, elle commençait à compter l’argent qu’elle avait pu emporter avec elle. Il ne lui restait pas grand chose, on lui avait presque tout dérobé sur le bateau. Pendant qu’elle s’inquiétait pour nous, d’autres préféraient lui voler…Mais peu lui importait, nous étions tous sains et saufs. La vie s’écoula paisiblement à bord, j’étais redevenu un enfant. Je gambadais partout pour m’amuser.
4 jours plus tard nous étions accueillis en fanfare à Bangkok et c’est là que se décida en quelques heures le destin de ma famille…
NOTES
1. Décider de s’évader comportait de nombreux risques. En cas d’échec, on risquait l’expropriation et l’emprisonnement. Ma maison a été confisqué au bout de 2 jours sur dénonciation. Les gens sont venus prendre tout ce qu’ils pouvaient prendre. Et l’Etat en a fait une école maternelle. Ma grand-mère, restée sur place, n’est jamais revenue sur ces lieux de peur d’être mise en prison pour complicité.
2. Les boats people regorgeaient d’argent. Le propriétaire était payé en lingots d’or. Les gens emportaient toute leur fortune en or et pierres précieuses sur eux. C’était moins risqué au début mais par la suite, les pirates thaïlandais ont vite compris l’intérêt de ces bateaux. Ils n’hésitaient pas à violer, piller voire à tuer des innocents.
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Ma sœur a réagit et il est intéressant d’intégrer son témoignage
« Tu es monté au pont, j’étais dans la cale de poisson 3 jours, dans le noir total. Je n’ai pas vu le jour, trempée du matin jusqu’au soir par la forte tempête. Je sentais du poisson, de la tête aux pieds remplis des écailles de poisson comme si moi-même, je me suis transformée en poisson. Mes vêtements trempés dans l’eau de mer se sont déchirés tout seul. Je sentais aussi le vomis sans doute, mais à ce moment là, je n’y pensais plus.
Étant cardiaque congénital, j’étais comme un cadavre vivant. Mes parents ont eu peur pour Thanh en premier car il était trop petit, ensuite pour moi (16 ans), les deux cardiaques de la famille. J’étais la dernière à monter dans le cargo. En effet, je n’avais plus de force pour faire quoi que ce soit. Le bateau est cassé en deux, écoulé et s’éloignait du cargo et j’étais dedans. Ils ont fait un sauvetage difficile pour me sauver. Ils m’ont attaché et me tiraient sur le cargo car je ne pouvais plus réagir.
J’ai frôlé la mort sans savoir. Ouf, la suite Thanh va vous raconter. »
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Il nous mis dans une cage escalier (5 personnes) en nous disant de rester tranquille car on est repéré par les Viêt Conf ( policier communiste). On n’a pas mangé, on avait du mal à respirer dans un petit espace. A 20h, une fille est venue nous chercher, on l’a suivi de loin dans le noir ( pas de lampadaire comme en ville). On traversait un village de pêcheur, on est arrivé a une maison en feuille de cocotier, rebelote attente infernal sans pouvoir manger.
A 2h du mat, on suivait qqn dans le noir complet, il y a du vent fort, les vagues sont hautes Comme un immeuble ( force 7, 8), on nous a dit Vous voyez la petite lumière jaune là bas, c’est une barque. Il faut nager jusqu’à la bas pour monter dans la barque. Tout le monde s’avance dans la mer. Il fallait nager jusqu’à la barque et non marcher dans la mer. Les femmes, les petites filles criaient, hurlaient de peur, de ne pas savoir nager… Il n’y a plus aucune discrétion, si un communiste est là, on serait toutes fusillés. Mon père a payé des pêcheurs pour amener ma mère, mes soeurs. Je me débrouillais pour arriver et monter dans la barque, on m’a poussé dans la cale de poisson, rempli de monde. Dans le noir complet, j’entendais mes cousins. Pendant 3 jours, on était arrosé en permanence par la tempête.
Chacun a juste un espace étroit sans pouvoir tendre les jambes. Je n’ai rien à manger sauf un morceau de glaçon pour ne pas avoir soif. Sans manger mais je n’arretais pas de vomir. On vomissait sur le voisin et inverse mais je vous assure ça ne salissait pas, car on avait une douche en permanence par la tempête. Je ne voyais ni mes parents ni mes frères. J’étais incapable de me lever ni parler. Tout ce que je sais faire est de vomir par le mal de mer, la barque bougeait à mort.
Thanh ne savait rien de ce départ. Les grands non plus. Ma mère ne connaissait pas plus que nous. C’est le secret complet, une certaine aventure vers la mort que l’on a accepté pour quitter les communistes. »